lundi 29 décembre 2014

absinthe. page 83. La grande grève

Détras et Janteau, dès leur arrivée dans la colonie, furent dirigés sur le pénitencier-dépôt, où ils demeurèrent cinq mois, puis sur Bouraké, au nord-ouest du chef-lieu. C'est un point du littoral désagréable, à cause des marécages et de l'abondance des moustiques, ceux-là engendrant ceux-ci. Les deux compagnons furent employés à des travaux de dessèchement, sous la direction du surveillant Carmellini. Celui-ci, une parfaite brute, se fût déplu à Bouraké sans cette circonstance que la majoration des dépenses sur les états qu'il dressait lui rapportait un boni appréciable. Aussi les travaux traînaient-ils en longueur. Carmellini en était quitte pour noyer son ennui dans des flots d'absinthe.
Lorsque Carmellini était ivre, ce qui commençait à se produire à la sixième absinthe, il devenait effrayant. Toutes les ardeurs de sa nature corse, cette nature qui peut être héroïque ou monstrueuse, se déchaînaient en tempête. Malheur, en ce cas, au condamné dont la tête ne lui revenait pas !

Charles Malato, La grande grève, Le goût de l'être/encrage, 2009.



Charles Malato (1857 - 1938),
écrivain ; publiciste ; militant libertaire ; franc-maçon. 
Son roman, La grande grève, paru la première fois en 1905.
 Ce « roman social », inspiré par des événements historiques, présente l’agitation ouvrière, d’inspiration anarchiste, dans la région minière de Montceau-les-Mines, de 1882 à 1899, et les mouvements de grèves qui ont lieu de 1899 à 1901. Roman "choral", puisqu'il y a plusieurs héros. Roman d'esprit "feuilletonesque" qui mêle à la fois engagement, histoire, aventure.
 

vendredi 7 novembre 2014

absinthe. page 29. Petits déjeuners avec quelques écrivains célèbres

A votre place, voici ce que je ferais, m'expliqua-t-il avec une certaine sollicitude, attirant mon attention, sur deux lieux en particulier - et en lesquels, effectivement, je me rendrais, ne pouvant m'empêcher pour l'un deux (le cloître du musée des Augustins, si vous connaissez, avec son potager central), d'imaginer sa silhouette se promenant parmi les radis, les bettes, les artichauts, les laitues d'un vert tendre, les fraisiers, et puis la mélisse, la marjolaine, la chélidoine, la lavande ou, tenez ce soupçon d'estragon, et je ne dis rien du petit air circonspect qu'il avait bien dû afficher en se penchant au-dessus des pousses d'hysope. Une absinthe, pénultième avant la sortie, dresserait son existence vaguement menaçante, tempérée par un buis rond, protecteur et bonhomme ; et je n'oublie pas le point d'orgue sur l'hellébore.

Christine Montalbetti, Petits déjeuners avec quelques écrivains célèbres, P.O.L, 2008.



Tous ses ouvrages, depuis son premier, Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine, en 2001, sont publiés aux éditions P.O.L

jeudi 23 octobre 2014

absinthe. page 240. La condition pavillonnaire

A ton retour, tu relisais tes notes, ouvrais le dictionnaire et attendais que vienne la bonne association entre les mots. Au début, cela t'excita, tutoyer la Beauté. Mais après cinq poèmes reliés en un petit livret, tu trouvas que c'était un piètre usage de ta nouvelle liberté que de rester assise des heures à un bureau. Il était déjà tard. Tu cliquais sur Internet pour voir la météo. Relevais ta boîte mail. Parce que le mot tant attendu, le mot charmant, le mot précis qui ferait résonner la musique des phrases tout en s'articulant à une idée nouvelle, ce mot-là ne se montrait jamais. Dans ton anthologie Gallimard, tu voyais les grands écrivains parvenir à cette harmonie mystérieuse, leurs phrases se dirigeant à pas tranquilles vers leur fin, provoquant une émotion sûre, sans que rien de laborieux n'apparaisse. Tandis que toi, tes poèmes boitaient, ils étaient heurtés, sans facilité. Évidemment, dans le temps, tous ces bonhommes maudits, c'était l'absinthe qui les guidait, non les heures des repas à préparer.

Sophie Divry, La condition pavillonnaire, Noir sur blanc, 2014.


Sophie Divry, née en 1979, dont La condition pavillonnaire est le troisième livre publié.

jeudi 4 septembre 2014

absinthe. page 21. Le canon fraternité

Il va de soi que j'étais debout à quatre heures. Je me suis aussitôt esbigné pour aller prendre congé de mon paysage. A l'embranchement du chemin de Noisy-le-Sec, je fus arrêté par une patrouille de mobiles bretons : 
- Où allez-vous ? On ne pass pas par là !
Je faillis répondre le vrai, du tac au tac : "Revoir mon pays, du haut du plateau d'Avron." Mais, dans la grisaille du petit jour, la trogne violacée du sous-officier qui répétait la question sur un souffle d'absinthe, avec le regard bête et cruel d'une volaille, me rappela d'un coup toutes les histoires d'espions, de suspects et d'éxécutions sommaires qui courent les hameaux depuis la déclaration de guerre. Je sortis l'explication la plus simple : j'allais chercher mes outils dans mon champs, là-bas...

Jean-Pierre Chabrol, Le canon fraternité, Omnibus, 2000.


Jean-Pierre Chabrol (1925 - 2001)
 
Ce roman, Le Canon fraternité, fut publié la première fois en 1970.
Annexe : 
Le site des "Chabroliens", association des enfants et amis de Jean-Pierre Chabrol.


lundi 28 juillet 2014

absinthe. page 55. Les mémoires du Baron Mollet

Lorsque nous nous retrouvions, Apollinaire me parlait souvent d'un homme extraordinaire qui guérissait toutes les maladies, un médecin homéopathe, l'homéopathie étant la panacée universelle. Un jour il m'emmena dans un bar de la rue d'Amsterdam au coin de la place de Budapest, qui s'appelait Austin's. Un immense comptoir occupait presque tout l'établissement. Dans le fond, une petite salle où se réunissaient les habitués. Cette pièce allait devenir célèbre par les jeunes qui allaient la fréquenter. Dès l'entrée, il me présenta à un consommateur, seul à une table, "le docteur Roussel, le frère du peintre Roussel dont tu as entendu parler". J'avais devant moi le fameux homéopathe. Comme médicament, il avait devant lui une absinthe plutôt bien servie.
Il me fut dès l'abord sympathique. Il connaissait beaucoup de monde. Par son frère apparenté à Vuillard, il approchait tout le milieu pictural que l'on appelait l'Ecole de Ville-d'Avray. Guillaume était entré en relations avec lui tout à fait par hasard.

Jean Mollet dit le Baron Mollet, Les mémoires du Baron Mollet, Le Promeneur, 2008.


Le Baron Mollet,entre Boris Vian et Michel Leiris, 
lors d'une réunion du Collège de Pataphysique (28 mai 1959).

Jean Mollet (1877-1964), "électron libre" qui fréquenta les milieux artistiques (littéraires et picturales), André Salmon, Guillaume Apollinaire, Alfred Jarry, Pablo Picasso, Francis Carco, depuis le début du XX° jusqu'à l'après guerre... puis tardivement (re)découvert/adoubé par le Collège de Pataphysique.

vendredi 6 juin 2014

absinthe. page 62. Les enfants des morts

Là-derrière, à l'endroit où le tuyau de chauffage longeait le réchaud à gaz, on voyait constamment la tasse verte, sans anse, où Bolda mettait son breuvage particulier à verdir, à épaissir et s'évaporer jusqu'à en obtenir un condensé presque limoneux : infusion d'absinthe, amertume tiédasse qui faisait saliver la bouche, dont l’âcreté augmentait, augmentait indéfiniment dans le gosier, puis produisait das l'estomac une chaleur confortable. Ensuite il vous restait en bouche une amertume infinie qui se mélangeait goutte à goutte à tout ce que vous mangiez : au pain pétri à l'absinthe, à la soupe aromatisée à l'absinthe et, longtemps encore, quand vous étiez au lit, elle vous remontait au palais de coins secrets de la bouche, de réserves cachées, et se mêlait à la salive sur votre langue.

Heinrich Böll, Les enfants des morts, Seuil, 1955.
(traduit de l'allemand par Blanche Gidon)

Heinrich Böll (1917-1985)

vendredi 2 mai 2014

absinthe. page 271. Le bachelier

Nous avons été promener nos beaux habits sur les boulevards. Il y a un bar américain, près du passage Jouffroy, où la mode est d'aller vers quatre heures.
Des boursiers, à diamants gros comme des châtaignes, des viveurs, des gens connus, viennent là parader devant les belles filles qui versent les liqueurs couleur d'herbe, d'or et de sang. Ils font changer des billets de banque pour payer leur absinthe
Je ne déplais pas, paraît-il, à ces filles.
"Il a l'air d'un terre-neuve", a dit Maria la Croqueuse.
Je croyais que c'était une injure ; il paraît que non !...

Jules Vallès, Le bachelier, livre de poche, 1964.



Jules Vallès (1832-1885)

Le bachelier est le second volume de la trilogie Jacques Vingtras. Les deux premiers livres, il les écrivit lors de son exil qui dura de 1871 à 1880.
Annexe :
- découvrir le Paris révolutionnaire (par quartiers, par époques, par personnages, etc.)

samedi 5 avril 2014

absinthe. page 116. Politique

Nana et Moshe étaient à la maison, seuls, à Edgware. Au départ ils avaient eu l'intention de manger. Mais manger était passé à l'arrière-plan. Après avoir découvert une bouteille d'absinthe dans la planque de Papa derrière les casseroles, manger était devenu boire.
L'absinthe, toutefois, est une forme technique de boire.
L'heureux couple ouvrit les tiroirs en pin de la cuisine, à la recherche du briquet vert citron de Nana. Ils le trouvèrent parmi les ustensiles, coincé à l'intérieur d'un fouet. Puis Nana drapa la flamme autour d'une cuillère à salade en acier inoxydable pour chauffer l'absinthe. L'absinthe se mariait au briquet vert citron. Elle pétillait. Il y avait un sac bleu et blanc de sucre en poudre à côté d'eux, avec son rabat poisseux et froissé. C'était le sucre qui pétillait.

Adam Thirlwell, Politique, Éditions de l'Olivier, 2004.
(traduit de l'anglais par Marc Cholodenko)


Adam Thirlwell

Politics était le premier roman publié par cet écrivain anglais né en 1978.

mercredi 5 mars 2014

absinthe. page 88. Willy Melodia

Tout le monde a ri de bon cœur. La palme du grand couillon de la soirée avait été décernée. Cependant, le couillon tout juste désignée n'a pas apprécié. Il a marché sur Puglisi, mais deux anges gardiens lui ont fait face, la main sous la veste.
"Riez, riez, dit le couillon, n'empêche que votre ami vous plumera vous aussi. Nino, tu te crois le plus fripouille du monde entier. Attention, toi aussi tu en trouveras un plus fripouille que toi. Et alors tu regretteras d'être resté seul. Salut la compagnie."
Personne dans la bande n'a fait attention à lui quand il s'est éloigné.
"Pour une fois, ce ne sont pas les meilleures qui s'en vont", dit une voix anonyme.
"Gianni, nous n'allons pas laisser nos amis se dessécher." Puglisi s'adressait au garçon de la buvette qui prépara pour tous la spécialité de la maison : citron pressé, sirop de menthe, eau de seltz et un trait d'absinthe.

Alfio Caruso, Willy Mélodia, Liana Levi, 2009.
(traduit de l'italien par Fanchita Gonzalez Batlle)


couverture de l'édition italienne (Einaudi, 2008)

Alfio Caruso est un écrivain italien né à Catane (Sicile) en 1950. Seul ce livre, Willy Melodia, a été édité en France. Site personnel : www.alfiocaruso.com

mardi 14 janvier 2014

absinthe. page 22. Travaux

Mon père avec moi était plus tendre. J'étais le dernier. Quand, le dimanche matin, il rentrait du jardin, dans un panier, sur sa brouette, une feuille de choux était pleine de fraises que ses grosses mains me tendaient. Les jours de paye, c'étaient des cacahuètes ou des oranges qu'il apportait. Jusqu'à sept ans il me fit danser sur son ventre dans le grand lit des parents, les dimanches matin en hiver, quand il pouvait se lever plus tard. Il me disait des mots d'arabe, me promettait d'écrire à Abd el-Kader qui m'enverrait un cheval pommelé. A midi, quand le repas était prêt, je le retrouvais endimanché, sortant de chez le coiffeur, rasé de frais, les moustaches en pointe, au café, devant une absinthe. Je buvais légèrement dans son verre en attendant un verre de grenadine.

Georges Navel, Travaux, Folio, 2004.




Georges Navel (1904-1993)
Photographie de Roger Parry
Annexes : 
- Travaux, dans la revue Le matricule des anges
- Hommage dans le Monde Libertaire